Réflexions sur la fin de vie

Un groupe de travail de la Loge eut l'occasion de s'emparer de la question suivante :

« Que faire pour assurer la dignité de l’homme dans sa fin de vie ? »

La notion de « fin de vie » concerne aussi bien les malades en phase terminale, que les vieillards et les personnes qui font face à la mort imminente dans des situations critiques militaires, terroristes, ou catastrophiques. Chacune de ces catégories a ses propres interprétations du terme dignité. On peut affirmer que concernant la troisième catégorie on ne peut rien faire, que les personnes restent seules face à leur destin. Cependant, cette catégorie nous permet de cerner mieux le sujet du discours, éviter quelques malentendus, comme la confusion entre l’atteinte à la dignité et les souffrances. Il suffit de penser aux insurgés de ghetto de Varsovie, ou aux passagers de l’avion détourné par des terroristes, qui décident de se battre, afin de constater que la notion de dignité humaine transcende la mort, que c’est un concept philosophique très profond, irréductible aux slogans des associations pro- ou contre l’euthanasie. . . Nous ne pouvons donc pas négliger le côté spirituel de la question, tout en restant rationnels. La dignité ne disparaît pas avec le mourant, reste dans la mémoire humaine, nécessaire afin que l’homme puisse progresser et éduquer les nouvelles générations dans la culture humaniste. Nous affirmons que la question de dignité en fin de vie ne peut être séparée de la problématique de dignité en général. L’ambiguïté du concept rend impossible toute recette miracle, la dignité n’est ni une attribution individuelle, ni un paradigme social, mais une relation très complexe entre les deux. Afin de protéger la dignité humaine tant à la fin, qu’au long de la vie, nous pensons qu’il convient d’abord reconnaître notre faiblesse conceptuelle, et essayer de résoudre des cas individuels avec modestie, amour et raison.

Rappelons les positions des philosophes vis-à-vis du terme de dignité, notamment celles de Kant et de Pic de la Mirandole. L’homme est digne, car il est le but de son existence, non pas un moyen pour quiconque. Mirandole dans un esprit extrêmement moderne (en 1486. . . ) refuse d’accepter notre infériorité par rapport aux esprits célestes. Le paradigme que l’homme n’ait pas de fonction pré-établie, qu’il soit tel qu’il choisit d’être, le constitue égal aux Séraphins. Notre autonomie et liberté sont primordiales et non-négociables. Mais le terme « dignité » est utilisé de manière contradictoire par des courants divers, allant de l’église Catholique à travers les siècles, aux partisans du suicide assisté, et il a évolué considérablement. Les anciens assimilaient la dignité de l’homme aux honneurs, au respect qui lui est dû, et ainsi la dignité était un concept relatif, dépendant de la position sociale et du comportement des personnes (Thomas d’Aquin affirme qu’un meurtrier, étant devenu une bête humaine n’a plus de dignité). De même, les souffrances apportaient la dignité à l’homme, le rendaient plus divin, moins animal. Le martyr était, et reste toujours un terme positif (souvent abusé. . . ).

Mais dans la philosophie moderne, égalitariste, la dignité est presque absolue. Même un meurtrier ne perd pas sa dignité, et cela est partagé aussi bien par ceux qui analysent la peine de mort (indépendamment de leur position pour ou contre), que par les philosophes chrétiens. Les souffrances diminuent l’autonomie humaine, donc agissent contre la dignité. Et même si l’égalité des hommes est une notion abstraite, difficilement atteinte dans la vie pratique, de très nombreuses Constitutions nationales, et Chartes des Droits affirment sans concession que les hommes sont égaux dans leur dignité. Ce terme se trouve souvent mentionné avant même la vie humaine. Le côté juridique de la dignité est très riche, conditionnant les procédures (interdiction des tortures, conditions de détention, etc.), et constituant la base des lois contre les profanations des sépultures et des cadavres.

Les Frères de l’Atelier admettent que le choix individuel doit être privilégié, que personne n’a le droit d’imposer sa vision de dignité au mourant (ni aux vivants. . . ). Mais, en même temps, cela implique que l’entourage du mourant, ses proches, ont le droit de garder leur vision de la dignité, sachant pertinemment que la dignité du mourant ne disparaîtra pas avec lui, que d’autre part, leur propre mort, lointaine soit-elle, est inéluctable, et que psychologiquement il est difficile de séparer l’image du mourant de la vision de leur propre destin. Tout le monde veut « bien mourir », mais chacun voit cela à sa manière.

Dans cette perspective, une partie de la réponse à la question posée est très simple, mais générale : nous devons faire tout, afin que la liberté et l’autonomie de l’homme soient respectées, protégées, appuyées, jusqu’au dernier moment de sa vie. Nous sommes tous d’accord qu’il faut éliminer les souffrances physiques, éviter la solitude du mourant, et rester à son écoute. Les dispositifs légaux et économiques, et les procédures médicales doivent progresser. Mais ce qui nous intéresse plus c’est le contexte philosophique, éducatif et culturel de la mort qui s’approche. Deux mots-clés doivent nous guider : l’amour humaniste et la modestie, la conscience que le problème n’a pas de solution universelle.

Nous faisons les constatations suivantes.

– La liberté et le choix individuel sont fondamentaux, mais ceci ne signifie pas que nous devons abandonner la législation concernant les malades en phase terminale, car l’absence des règles est la source de toute sorte de dérives. En particulier, le vide juridique laisse trop de place aux pressions médiatiques et au militantisme doctrinal, trop souvent abusif (de deux côtés), qui instrumentalise les personnes mourantes et ses proches, et donc agit contre la dignité, malgré les déclarations des militants.
Ces pressions doctrinales, pour ou contre l’euthanasie, etc., combinées avec l’angoisse, voire avec le désespoir et les souffrances du mourant et de ses proches, soulèvent la question : est-ce que l’homme qui déclare vouloir mourir rapidement est vraiment libre de son choix? Puisque cette question n’a pas de réponse objective, nul ne libérera les médecins, la société, de la co-responsabilité de la décision ultime, même si on décide d’exaucer tous les souhaits du mourant dans la mesure du possible.

– Dans ce contexte, la législation dépend de notre vision historique de la valeur de le vie humaine (par ex. il est impensable que les personnes qui se souviennent de l’Aktion T4 des nazis, puissent voter pour les lois facilitant l’euthanasie active. . . ). Elle dépend de notre modèle de la société, et nous n’avons pas le droit de considérer que les solutions : françaises (la loi Leonetti), suisses, néerlandaises, etc. soient meilleures ou pires que les autres. Nous devons être guidés par la modestie et la compréhension. Il est nécessaire de continuer la discussion sans tabous, notre attitude doit être évolutive et sans aprioris. Comme avec la mort d’un homme un Univers disparaît, chaque cas individuel est un univers de problèmes.

– Concernant nos attitudes vis-à-vis la vieillesse avancée, nous pouvons apprendre beaucoup des sociétés des autres continents, considérées parfois comme plus « primitives », mais qui reconnaissent l’importance de la transmission intergénérationnelle. Il faut renforcer les lois contre la maltraitance des âgés et surveiller avec rigueur les cas de dépendance.

– Le législateur doit offrir l’appui et le support moral au personnel de la santé, au lieu de constituer une menace pénale permanente. Il est plus qu’évident que nous n’échapperons pas à la nécessité de gérer cas par cas, et que la médecine sans libre conscience individuelle des agents n’est pas humaine. Seulement un médecin-humaniste pourra surveiller correctement la dernière étape de vie humaine, en toute indépendance de sa technique professionnelle.

– La Loi et la société doivent offrir beaucoup plus d’appui aux accompagnants des mourants qu’à présent. Il faut accompagner les accompagnants, et apaiser leurs souffrances psychiques, largement négligées. Ceci jouera un rôle décisif dans l’accomplissement correct de leur rôle.

– Les gestionnaires de la société doivent prendre en compte le concept de dignité et de valeur de la vie humaine pour qu’il occupe une place beaucoup plus importante dans l’éducation de notre jeunesse. La dignité étant un concept culturel, doit être enseigné tôt, assez longtemps, et avec engagement. Il est déplorable que l’éducation supérieure en France néglige presque complètement l’éthique de la vie humaine (sauf pour les professions de santé), car indépendamment du parcours professionnel chacun de nous pourra se retrouver face à l’agonie prolongée d’un proche.