Le Sphinx

Georges Bernanos disait que le monde moderne est une « conspiration contre toute espèce de vie intérieure ». Je suis loin de penser cela. Mais force est de constater que pour la plupart d'entre-nous, Occidentaux, le monde qui nous entoure est en grande partie constitué :
- de choses explicables
- et de choses inconnues qui restent à expliquer.

Hélas, si tout s’explique, plus rien n’a de sens ! Tout ce qui donne à la vie son sel, son intensité, sa signification prend sa source dans l’inexplicable. Pauvres humains qui errons, nous savons que la création est inexplicable. Qu'on ne peut réduire une œuvre ou un geste inspiré aux causes matérielles qui les ont rendus possibles. La beauté est inexplicable. On pourra établir autant de rapports scientifiques que l'on veut, une VRAIE rencontre entre deux personnes est inexplicable. Aucun philtre humain ne génère l'amour.

Mais, en ce qui me concerne, moi, qui suis tout de même venu chercher dans ce Temple des clefs pour mieux me connaître, si l'essentiel est inaccessible à la raison, comment puis-je donc déceler les fondements de mon être ?

Et d'abord, qu'est-ce que « mieux me connaître ? » et « mieux me connaître, est-ce expliquer entièrement qui je suis ? ».

Il y a, mine de rien, quelque chose de terrifiant à imaginer que l'on puisse en tout point expliquer qui je suis. Que l'on soit en mesure d'éclaircir les étapes psychologiques, les constructions sociales qui ont fait de moi ce que je suis. D'être totalement dévoilé. Nu. Décortiqué. Atomisé même. Sans mystère.

La connaissance et le mystère de soi

J'ai, mes frères, un rapport particulier à la Connaissance. Et je pense qu'il s'est en partie construit alors que j'avais 7 ans. Cette histoire, je n'en connais que les contours. Ce que mes parents m'ont raconté plus tard.

Ma mère est alors gravement malade. À tel point que l'on décide de confier mes deux frères cadets à la famille proche. Moi, je reste aux côtés de ma maman. Pour lui apporter réconfort. Je ne peux évidemment pas reprocher à mes parents, et surtout à ma mère, de m'avoir exposé ainsi à la douloureuse éventualité de la perdre. Je ne sais pas combien de temps cette épisode dura. Probablement des mois. Même si j'étais enfant, et que l'on me parlait comme tel, je ressentais ce qui se passait. J'imaginais. Je présumais. J'essayais de comprendre. Que se passe-t-il lorsque l'on n'est plus ? Plus tard, j'appris que la médecine avait de sérieux doutes sur le rétablissement de ma mère. Jusqu'à ce que mes parents consultent un magnétiseur. Et que la guérison soit radicale.

Mon père à cette époque était très absent de la maison, partant travailler très tôt, avant que je ne me lève, revenant au foyer très tard, souvent alors que j'étais déjà endormi. Mon rapport à ma mère et l'épisode de sa maladie m'a  fortement influencé. J'en garde une trace profonde. Que j'ai vraisemblablement censuré en effaçant de ma mémoire une grande partie de mon enfance. J'y ai puisé une certaine force. Mais une force fondée sur des faiblesses. Des abîmes même de faiblesses.

La soif de connaissance qui m'habite toujours est en contradiction avec cette peur de la vérité ultime que j'ai côtoyé à cette époque.

Oui, mon être est enveloppé d'ombres. D'ombres mouvantes. De voiles. Des voiles d'autant plus difficiles à déchirer que les déchirer bouleverse l'équilibre interne que j'ai constitué tant bien que mal pour pallier les aléas de la vie. La sphinge m'éclaire de ses rayons lunaires. Est-ce pour m'épargner la lumière du soleil, cette lumière si crue ? On dit effectivement que le bonheur nécessite une part d'ignorance.

Le sphinx par définition se dissimule. Je suis ce sphinx. Il est en même temps un autre que moi. Que j'essaie de mieux connaître. Que j'essaie d'oublier parfois. Pour cette étape de ma vie en tout cas, une certaine résilience a opéré. Se remémorer pour mieux se connaître demande certainement un effort qui peut être douloureux et nécessite peut-être de rouvrir des plaies. Mais qu'est-ce qui me constitue ? Quelles sont ces forces qui se sont agencées en moi ?

Mes frères, je suis un sphinx. Une énigme. Un monstre. Et je garde mes animaux en laisse.

Entre besoin d'absolu et relativité arcadienne

Sphinx est le miroir d'Œdipe. Aux portes de Thèbes, ce monstre monte la garde. Ce n'est évidemment pas pour rien que je vous ai raconté cette petite histoire avec ma mère.

Même si vous connaissez la réponse à cette célèbre énigme, je vais vous la lire :

La sphinge terrorise donc la population de Thèbes et acceptera de quitter la province seulement si quelqu'un résout une énigme, une énigme qu'elle a par ailleurs dérobé aux Muses. Œdipe se présente donc devant elle. Elle l'interroge ainsi :

      Quel est l'être qui marche sur quatre pattes au matin, sur deux à midi et sur trois le soir ?

Et dans certaines littératures, le Sphinx se permet même d'ajouter, comme pour narguer Œdipe :

      Connais-le et il sera ton ami. Ignore-le et il sera ton ennemi.

Vous le savez, la réponse est « l'Homme ». Cet Homme qui est à la fois Œdipe et le Sphinx. Le héros et le monstre. Il faudrait donc apprendre à bien connaître le monstre pour savoir d'où l'on vient. (La quête originelle d'Œdipe est de savoir qui sont ses parents, en fait l'origine de son existence).

Je vais vous décrire un Sphinx, même s'il en existe de nombreux exemplaires, ce symbole ayant traversé les civilisations, égyptienne et grecque bien-sûr, mais aussi assyrienne, perse, phénicienne, mésopotamienne... Cette chimère est un être composé de plusieurs animaux. Quatre pour être exact. La composition du sphinx parle à celui qui a subi les épreuves de l'initiation. Le sphinx est constitué :

      de l'arrière-train et des pattes arrières d'un taureau, associé à la terre,

      des ailes d'un aigle, associé à l'air,

      de la tête d'un être humain, associé à l'eau,

      du buste et des pattes avant d'un lion, associé au feu.

Dans cette approche symbolique, nous sommes donc composés de ces différents éléments. Ils forgent notre caractère. Notre tempérament. Et mieux se connaître signifie ressentir ces éléments. Tous ces équilibres sont-ils le fruit d'une construction de l'enfance ? Ou sont-ils innés ? Je ne sais pas.

En tout cas, vous qui me connaissez, vous savez que j'essaie de dompter le lion qui m'habite. De maîtriser l'aigle qui me surmène. D'apprivoiser le taureau qui fait vibrer le sol. Bref, de devenir un homme conscient de ses forces, de ses passions, de ses éléments structurants. Des quatre éléments d'ailleurs, c'est le feu qui m'emplit le plus. En moi, il y a une flamme. Je connais sa chaleur et sa lumière. Elle m'apporte lucidité et réactivité. Je tente de la maîtriser. De la canaliser. Parfois, vous l'avez remarqué, l'air se mêle au feu et fait passer le flambeau à l'état de brasier.

Ce feu c'est mon Buisson Ardent. Lorsque je suis fatigué, il me suffit de penser que le repos viendra de toutes façons, à un moment donné, que j'espère d'ailleurs le plus lointain possible, pour que la machine ardente se remette à souffler sur les braises. Non comme une mécanique d'usure. Mais comme un mécanisme de renouveau, de renaissance, de régénération. C'est pourquoi j'aime ce feu. J'ai une connexion rapide à mon feu intérieur. Je concentre. Je rassemble et j'unis. Je totalise. Jusqu'ici dans ce qui me nomme, ce qui m'identifie socialement, le feu est une énergie qui me constitue. Et j'en suis conscient, même si j'ai pu gêner voire une fois ou deux blesser certains d'entre-vous avec quelques flammèches sautant de mon foyer.

Je sais être parfois rigide. Sec. Au fond peut-être un peu fier. Mais c'est toujours en vous considérant. Car je crois fermement que cette dynamique est source d'un collectif. Un collectif vivant et entreprenant. J'attends du répondant. Sentir l'autre qui s'exprime. Même s'il n'est pas d'accord. Surtout s'il n'est pas d'accord. La confrontation est pour moi synonyme de découvertes comme lorsque l'on approfondit notre connaissance de la matière en cassant des noyaux pour trouver des particules élémentaires.

Mais voilà, le feu, comme les trois autres éléments, lorsqu'il prend le pas sur les autres, peut être dévorant. Le besoin d'absolu peut alors s'engouffrer dans cette faille. Mais vous, mes frères, vous m'apportez un équilibre. En général, l'attention que je porte aux autres m'apporte cet équilibre. Parmi vous, il y a des êtres humains qui sont plus animés par l'eau, par l'air, ou par la terre. Je ne dis pas que j'en suis dénué. Mais j'ai besoin de déclencheurs externes pour activer ma relation avec ces éléments. Finalement, être dépendant de vous, c'est la rançon de ma liberté.

De ma liberté et d'une douce et paisible vie en Arcadie.

Mon sphinx est un tétramorphe. Son mystère n'est pas synonyme d'ignorance ou de superstition. C'est le début de l'initiation.

Vers une intégration dans l'Univers

Je suis certes animé par une quête d'absolu. Je n'en reste pas moins bercé par une sagesse arcadienne. Prendre plaisir avec les êtres qui me sont chers. Goûter le temps qui passe. Me sentir, ni inutile, ni indispensable. Tout simplement vivant. Lorsque je me sens intérieurement équilibré, je suis comme intégré à un Tout, intégrable à l'Univers lui-même constitué des quatre éléments. Il y a alors un sens à ma vie. Un sens qui s'inscrit dans celui de l'Univers. Et lorsque j'ai le sentiment d'être en accord avec moi-même, lorsque j'ai le sentiment de remplir ma mission terrestre, la lumière de mon sphinx est une illumination.

Plus j'avance sur le chemin de la connaissance et plus je sens vibrer le mystère de mon être. Car cette connaissance de soi est sans fin. Il ne faut pas avoir peur de se dévoiler devant les autres. Les autres sont aussi des sphinx.

Je sais aujourd'hui que vous avoir, mes frères, à mes côtés me permet de mieux me connaître. De mieux m'aimer. Et d'aimer en retour. S'engouffrer dans les profondeurs des mystères de la Vie ne peut se faire qu'avec l'aide, le soutien et la fraternité des êtres qui nous sont chers.

Le mystère de la création demeurera peut-être toujours. Celui de mon être le plus profond aussi. Mais je cherche. Encore et toujours. Car finalement, qu'avons-nous d'autres à faire ? Comme dirait le poète, tout le reste est littérature.